

A votre santé, mon vieux ! L’art de bien vieillir
Avec l'aimable autorisation de l'auteur
Guy Lesœurs
« Le fait de ne pas mourir, au sens d’un allongement de la vie,
n’est pas encore nécessairement une guérison ;
qu’aujourd’hui les hommes vivent plus longtemps
n’est pas une preuve de leur bonne santé ;
on pourrait même tirer la conclusion inverse ».
Heidegger, 1983.
Article décalé dans ce dossier sur la communication dans la santé ? Pas si sûr ! Pas une fois, le lecteur n’y trouvera les mots « maladie », ou « soignant », non pas par superstition mais simplement pour braver la camarde à l’automne.
Si la fleur de l’âge s’épanouit au sommet de la maturité, la patine des années donne une personnalité indéfinissable aux meubles qui ont pris la couleur du temps.
Porteur de sympathie, parfois de condescendance, le mot « vieux » appliqué à l’homme fait peur et souvent mal à dire. Un lacanien, tant soit peu provocateur, éclaterait le mot en deux signifiants tels « vie » et « eux » ouvrant la porte à l’autre tandis que son alter ego renchérirait en jouant avec l’accrocheur « vieil esse » et le « vieilli-se-ment » à soi-même ...
Soixante et plus nuances de gris...
On naît et, dès lors, on devient vieux. L’âge ressemble à ce que l’on dit de la température extérieure : l’âge objectif attesté par le calendrier, l’âge qu’il fait et celui ressenti.
Patinées, hâlées, huilées ou platinées, les vieilles dames du temps jadis ont, de nos jours, pris un sacré coup de jeunesse faisant reculer d’autant le macramé et l’antique dentelle. Elles ne font plus du tout leur âge. Les « cougars » rejoignent les vieux rockers argentés sur Harley sans toit ni loi.
La patine du temps, si elle a usé l’émail jadis diamant de mes dents de loup à la recherche de l’avoir et du faire, m’a donné cheveux gris et blancs, voûté un peu l’échine et calcifié quelques tuyaux un temps débouchés par la science. Elle m’a aussi donné l’envie d’être moi-même dans ce moment antépénultième. Il était temps et tant d’énergie dépensée au meilleur et au pire ne pouvait rester lettre morte. Le mot est encore vif et le regard pétille.
La personne qui avance en âge est comme l’arbre qui, malgré sa voussure et son lichen, continue de pousser et de remplir sa fonction d’être. Il ne donne plus de fruits mais continue vaillamment à faire des feuilles, comme les pages d’un livre qui se déplie. Le chêne même courbé fait encore du bien alentours, protège du vent et du soleil. Il apporte un toit, rajuste la loi avec ses bretelles et renforce le moi de sa petite fille égarée ou de son fils toujours prodigue, à son âge !
De l’arbre à la feuille de papier, il n’y a qu’un pas et cela ne fait pas un pli. Quelquefois, le pli est trop pris et l’arbre n’a plus guère envie de déplier ses branches, surtout s’il a perdu le compagnon, le tronc solide ou la vieille branche, l’âme de sa forêt. C’est ainsi que la personne qui avance en âge se replie sur elle-même au lieu de déplier son ombre et transmettre.
Avancer en âge, un apanage ?
L’Europe de demain aura le chef blanc. Nous le savons tous. En 2035, les octogénaires seront deux fois plus nombreux qu’aujourd’hui. Le vieillissement démographique est un fait sans précédent dans notre histoire d’homme. Il y a de plus en plus de vieux dans le monde.
La question est de « bien vieillir » et aussi de donner à la société une approche plus humaine du vieillissement et de la vieillesse.
Dans bien des esprits, le sujet des « vieux » est encore tabou et ne fait pas recette sauf pour les fabricants d’escaliers électriques, les assureurs d’obsèques prépayées ou les vendeurs de baignoires avec porte à porte. Les propos sur l’avancée en âge sont très souvent clivés, avec un côté angélique et presque béat et, de l’autre, un pessimisme très vite contagieux.
Il est nécessaire de re-penser cette entrée dans un nouvel âge ou le vif-argent est d’or (comme le pensent certains qui louchent avec envie sur leur patrimoine et leur retraite) et ce ne sont pas seulement les formes d’accompagnement social et économique qui sont en jeu, comme le souligne Jérôme Guedj (2013) qui en appelle à une révolution mentale, à une prise de conscience globale et collective du phénomène du vieillissement qui n’est rien d’autre qu’un basculement anthropologique majeur.
Il est temps de considérer le vieillissement de la population comme un moyen de croissance et de donner un élan à tous les projets qui vont dans le sens d’une pensée dynamique et générative (productrice d’idées pour les générations qui suivent) et surtout ne pas s’arrêter à la notion de retraite réussie. Le vieillissement devient une belle opportunité pour les villes et les campagnes, pour des emplois de proximité, par exemple, ou bien pour des recherches productives sur le patrimoine culturel local souvent en friche, faute de cerveaux fussent-ils un peu ralentis.
Mort sociale et plaisir de vivre
Outre un segment de marché juteux, la « personne âgée » est devenue une catégorie sociale. Celui qui avance en âge devient très vite, à son corps et esprit défendant, membre d’une communauté senioriale qui a des droits et plus tellement de devoirs. Elle ou il a des caractéristiques, ses habitudes, ses manies, ses phobies et son caractère. Ainsi se construit l’image d’une personne acariâtre, rouspéteuse, fragile et vulnérable ou bien celle d’une mamie-gâteau qui sèche vos larmes en vous donnant un boudoir trempé dans du café au lait, grand-mère bien sûr... Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt légèrement arthrosique ; si le fait d’être vieux entraîne des conséquences sur la santé physique, il produit des changements psychologiques majeurs. Devenir et finalement être vieux génère beaucoup d’angoisse, sur le plan de l’image de soi et de l’utilité dans la société sans compter les limitations de tous ordres et les représentations mentales associées (vulnérabilité, insécurité, maladie etc.).
Où est le plaisir de vivre quand on vous déclare mort socialement ? La première mort à laquelle est confrontée la personne qui avance en âge est son décès social, celui qui vient par les autres. Quand une personne est délaissée par son groupe social, quand elle a perdu sa fonction économique, elle est bannie, exclue comme si elle avait passé une frontière et était devenue citoyenne d’un pays lointain ! Une sorte de « défunt » avant l’heure, pris dans le sens « qui a achevé sa fonction » et dont certains resteront, très vieux et isolés « assis à leur fenêtre contemplant un monde qui ne les regarde plus » selon Louis Vincent Thomas, ancien professeur de sociologie à l’Université de Paris V décédé à seulement 72 ans.
Une retraite bien sonnée ou raisonnée
La retraite vécue par certains comme une libération est pour d’autres un passage difficile, source d’angoisse et de frustration. Un jour d’automne plus vieux que les autres jours, en termes choisis et déférents, un jeune godelureau de la DRH vous fait comprendre que votre temps est fini, que vos conseils et vos fines plaisanteries ont fait long feu, en un mot que « the game is over and there is no more fun to compete » comme spécifié au fronton de ce bon vieux flipper de nos années 60 qui a soudain fait « tilt » alors que le jeune vieux sent, sous ses doigts, encore la fleur de l’âge et ne pense pas à celle du cimetière.
L’inaction forcée vous guette et il vous faut encore lutter pour la vie avec des moyens plus limités aux plans physique et financier. Certains se désespèrent et glissent doucement vers la dépression, l’hypocondrie et parfois vers le suicide (juste un peu moins de morts par an en France que sur les routes). D’autres, qui n’ont plus de ressort, s’enferment dans leur bulle et se laissent aller à la boisson ou à la grande bouffe suicidaire et ne prennent plus grand soin de leur apparence (appâts rances (sic)).
L’envie de connaissance (et de reconnaissance) est un moteur pour la vie. Cette soif de connaissance est vivifiante avec l’âge quand on a les moyens de réfléchir sur soi, le monde et les autres. Quand on parle d’un vin ou d’un whisky, l’âge est un critère de superbe qualité. Une bouteille de vin vieux de derrière les fagots est un trésor pour le palais. Le vieillissement ne signifie pas qu’usure et rapiéçage mais aussi bonification, maturation et excellence.
Vive la vieillesse productive qui travaille dans les associations et met au service de la communauté son savoir et son expérience. Nombre de personnes âgées sont actives et sacrément à la mode. Elles et ils surfent sur Internet, pratiquent la Wii, utilisent tous les gadgets de la vie actuelle et réussissent leur vie devenant des modèles de dynamisme et de créativité à faire pâlir de jalousie et d’envie des personnes beaucoup plus jeunes. La jeunesse d’esprit ne se décrète pas, elle s’acquiert et se transmet.
Le miroir des autres
Une personne non reconnue est touchée dans son âme. Dans la pyramide d’Abraham Maslow, le psychologue américain des années 50, toujours d’actualité, le besoin de reconnaissance et celui d’appartenance sont au cœur de la problématique de la vie à tout âge.
Quand on prend de l’âge, ces besoins deviennent de plus en plus présents même si, par fierté, on montre que l’on n’a vraiment rien à faire de l’opinion des autres. Avec l’âge, on acquiert une plus grande sensibilité, une acuité dans l’épreuve du miroir des autres et comme on n’a que cela à faire, cela peut tourner à l’obsession. Tout n’est pas perdu bien au contraire…disons que c’est différent et qu’il faut s’adapter à la vie qui s’offre à soi et tenir compte de son capital physique et psychique qui s’amenuisera avec le temps s’il n’est pas stimulé.
Se déplier plutôt que se replier
Il est temps d’engendrer, c’est à dire d’être créatif et productif d’idées qui prennent sens « dans l’intérêt des générations à venir » ce que Erik Erikson (1976) nomme la « générativité » et qui procure un grand bénéfice aux autres et, pour soi, un sentiment de profonde utilité. C’est un acte conscient de tutorat permettant de transférer des acquis aux générations suivantes et de produire une trace qui s’inscrira dans l’avenir.
La perte la plus notable quand on avance en âge est la perte de l’estime de soi qui conduit à la dépression. Comme on le sait, cette dépression peut avoir des conséquences dramatiques et déboucher sur un passage à l’acte.
L’avancée en âge n’est heureusement pas que perte, il peut y avoir un profit et le bilan peut même être positif. Oui, la feuille de papier comme l’arbre dont elle est faite, peut aussi se déployer et le rêve que l’on avait noté apparaît sous forme d’un projet crayonné qui se déplie plutôt dans son domaine de compétence ou d’appétence. Se remettre au grec ancien peut paraître insurmontable et pourtant … rappelons que Sœur Emmanuelle en 1971 (elle avait 63 ans), décida de s’occuper des lépreux au Caire. Elle poursuivit son œuvre pendant 22 ans.
Se remplir ou se vider
Plus on devient vieux, plus on a tendance à se remplir la panse par peur de se vider de sa substance alors qu’il vaudrait mieux se remplir la tête pour ne pas la perdre.
Enfant et adulte nous avons appris à consommer et à nous gaver. Il n’y aurait aucune raison de ne pas continuer et de ne pas profiter de la vie en brûlant la chandelle par les deux bouts. A nous, ma chère Adèle, les petits blancs secs du matin pour se réveiller la glotte, le pousse café du midi sans oublier celui du soir. Ainsi, certains continuent à se remplir et abrègent leur capital santé, sans souci tandis que d’autres que le moindre excès contrarie se vident de leur énergie vitale. Il est vrai que quand on avance en âge, la tentation est grande de profiter à fond de la vie qui nous reste presque sans modération. Mais on peut aussi se remplir de savoir et de contacts. Le succès des universités du troisième âge l’atteste.
S’étreindre plutôt que s’éteindre
Peu à peu, certains qui prennent de l’âge s’éteignent et ne s’étreignent plus. Ils ont tendance à devenir craintifs ou défaitistes. Le malheur est toujours proche, la maison risque d’être cambriolée, la voiture cassée, l’être cher va mourir, etc.
Il en est ainsi du sexe chez la personne âgée qui fait encore partie des tabous. Parler de sexualité chez les personnes âgées a souvent mauvaise presse. Un papy est forcément libidineux et la mamie est forcément une vieille nymphomane, parce qu’il ou elle parle un peu de sexe.
Acceptons l’émancipation du senior qui n’a plus honte d’assumer ses désirs et sa sexualité déridée ou ...débridée avec mesure. La retraite n’est plus une fin de vie, mais le début d’une autre.
Le senior : un seigneur qui s’ignore
L’objectif de l’art de bien vieillir n’a rien à voir avec celui de vivre longtemps…car on peut mourir de vivre (si l’on touche le fond de la déprime), mourir de maladie mais il est rare de mourir de vieillesse car on vit de plus en plus vieux et la maladie ou l’usure d’un organe vous rattrape.
Pour qui le peut, l’art de bien vieillir c’est vivre mieux pour soi et les autres, être utile et engendrer des projets à sa mesure et à son rythme. L’art de bien vieillir pour ceux qui n’en ont pas ou plus les moyens financiers, physiques ou psychiques, c’est profiter des quelques plaisirs de la vie, d’un sourire, d’un regard et d’une épaule bienveillante. Ce sont les autres qui ont ce devoir, c’est à dire chacun de nous.
Quand on avance en âge, le déficit le plus notable est la perte de l’estime de soi, au plan corporel et psychique. L’avancée en âge peut être heureusement profitable et plaisante.
La retraite peut être la réalisation de son violon d’Ingres ou d’un autre désir maintes fois refoulé, remisé dans les placards bien patinés de la mémoire où s’est cachée …la fleur de l’âge.
Guy Lesœurs.
Texte intégral tiré du dossier « Approches transculturelles de la santé, prendre soin et parler » G. Lesœurs & Ferradji, in Cultures et Sociétés Sciences de l’Homme, n°37, janvier 2016, Editions L’Harmattan, Paris © Editions l’Harmattan
Bibliographie
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Erikson Erik, 1976, Enfance et société, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
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Ferradji Taïeb & Lesoeurs Guy, 2014, Le frère venu d’ailleurs, culture et contre-transfert, Coll. Psychanalyse et civilisations, Paris, L’Harmattan,
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Guedj, Jérôme, 2011, Plaidoyer pour les vieux. Tout est politique, Paris, Jean-Claude Gawséwitch.
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Heidegger, Martin, 1968, Ce qu’est et comment se détermine la physis ? Questions II, Paris, Gallimard.
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Lesoeurs, Guy, 2014, L’art de bien vieillir, Conférence devant les Chargés de prévention santé de la CAMIEG (Caisse Assurance Mutuelle des Industries Electriques et Gazières) Paris, juin 2014.